Il y a des héros en mal comme en bien.

La Rochefoucauld

 

Introduction

 

Si l’histoire ne se réduit pas à l’action de grands hommes, il serait cependant illusoire de chercher à la comprendre sans s’intéresser à eux. Presans Explore s’intéresse aux héros de la disruption, comme le montre la réorganisation récente de nos catégories de contenu. Des gens comme Elon Musk. Comme Xavier Niel. Comme Jeff Bezos.

Ou comme Bill Gates. Quel est le fil conducteur de la carrière, encore active, de cet entrepreneur devenu philanthrope?

 

1. Bill Gates le hacker félon

 

La rivalité entre Bill Gates et Steve Jobs pendant les années 1980 et 1990 est légendaire. D’un côté, une stratégie de marché qui dès le début a voulu rompre avec l’esprit de partage de la communauté des hackers. De l’autre, le charisme et la ferveur collective autour d’une marque axée sur la créativité.

Pendant les années 1990, la domination écrasante du système d’exploitation de Microsoft fit frôler la faillite à Apple. Bill Gates et Steve Jobs avaient néanmoins été proches par le passé.

Au début des années 1980, Gates était occupé à concevoir le langage de programmation pour l’Apple II. Microsoft avait déjà créé des langages pour diverses startups produisant des ordinateurs, mais cela ne dérangeait pas Jobs de travailler avec des fournisseurs non exclusifs. À l’époque c’était Apple qui était plus de trente fois plus gros que Microsoft. Le Mac, avec son interface graphique révolutionnaire, était sur le point de sortir. Jobs voulait que Gates réalise des versions pour Mac de Microsoft Office et Microsoft Excel. Gates accepta et fut initié au système d’exploitation Mac. Il devint l’ami et le complice de Jobs.

Mais le Mac tardait à sortir, IBM prenait de l’avance, et Gates connaissait désormais les secrets techniques de l’interface graphique. En 1984, le Mac allait enfin arriver, mais l’accord d’exclusivité entre Apple et Microsoft était sur le point d’expirer. En novembre 1983, Gates annonça que l’interface graphique du Mac serait également disponible sur le nouveau système d’exploitation Microsoft pour IBM PC.

Jobs fit venir Gates à son QG et l’accusa de vol. La réplique de Bill Gates est fameuse : « Steve, je pense plutôt que nous avions un riche voisin nommé Xerox, que je suis entré chez lui par effraction pour voler le téléviseur, et que j’ai découvert que tu l’avais déjà volé. »

Le succès grandissant du World Wide Web vers le milieu des années 1990 entraîna une remise en question du modèle économique de Microsoft. Comme chacun sait ce modèle était essentiellement basé sur la propriété du système d’exploitation dominant pour PC. L’explosion de l’Internet entraîna le retour en force de la culture des hackers, favorable à l’ouverture et au partage.

Les hackers furent aussi les bénéficiaires indirects des efforts entrepris par d’autres acteurs, commerciaux et publics, pour contrer le monopole de Microsoft. Car si la domination écrasante de Microsoft fit de Gates l’homme officiellement le plus riche de la planète, elle conduisit aussi le gouvernement américain, ainsi que la Commission européenne, à intenter contre Microsoft des procès pour monopole et abus de pouvoir de marché.

Quand il apprit que Bill Gates se consacrerait désormais à la philanthropie, Steve Jobs affirma que ce changement d’univers était assez logique, puisque selon lui Bill Gates « n’avait rien de vraiment créatif à faire de son temps ». La réalité semble plutôt être que la reconnaissance sociale dont jouissait à ce moment Bill Gates n’était pas à la hauteur de son immense fortune. Il n’est pas étonnant que Steve Jobs, habitué à susciter l’effervescence des foules, ait manqué cette motivation pourtant profondément humaine chez Gates.

L’autre aspect que Steve Jobs ne semble pas avoir perçu, c’est que Bill Gates n’a pas simplement opéré une reconversion pour être un participant parmi d’autres dans la philanthropie. Dans ce domaine aussi, il a réécrit les règles du jeu.

 

2. Bill Gates le philanthrope éclairé

 

La décision de Bill Gates de consacrer l’essentiel de sa fortune à l’amélioration du monde a transformé le secteur de la philanthropie en moins de deux décennies. À la différence des philanthropes du passé, Gates mobilise toute son énergie personnelle pour diriger et façonner directement selon ses idées les activités philanthropiques financées par sa fondation. Cette approche a par la suite également été adoptée par d’autres multimilliardaires, tels que Warren Buffett, George Soros, ou Ted Turner.

La philanthropie se distingue de la charité par l’ambition d’agir sur les causes profondes des problèmes qu’elle se donne à résoudre. Bill Gates a par ailleurs orienté ses efforts non pas selon un critère de proximité, comme c’est le cas pour le bienfaiteur d’une ville lorsqu’il en est originaire, ou encore pour un philanthrope qui financerait la recherche autour d’une maladie qui le concernerait — mais selon un critère d’impact appliqué à l’ensemble de la planète. Fidèle à la devise selon laquelle « toutes les vies ont la même valeur », la Bill and Melinda Gates Foundation cible ainsi dès l’origine la majeure partie de ses efforts sur la réduction de la mortalité infantile en Afrique : “L’unité de mesure de notre succès est le nombre de vies sauvées, le nombre d’enfants qui ne sont pas handicapés par la maladie. C’est différent du nombre d’unités vendues ou du profit réalisé. Mais c’est tout aussi mesurable et vous pouvez déterminer un objectif ambitieux et évaluer comment vous réussissez” (Bill Gates dans un entretien avec Forbes).

Selon Laurent Alexandre, Bill Gates serait le plus grand héros du XXIème siècle, ayant sauvé grâce à sa fondation des dizaines de millions de vies depuis 2000, et contribuant à une future « explosion du QI des Africains » (La Guerre des intelligences).

Bill Gates est fondamentalement un optimiste. Son livre préféré est Enlightenment Now de Steven Pinker, qui vise à démontrer à travers quinze statistiques la réalité du progrès accompli par l’humanité. Un autre de ses auteurs préférés est Vaclav Smil, référence dans le domaine de l’histoire de l’énergie — un secteur dont Bill Gates contribue aussi à financer l’innovation.

À propos de la conquête spatiale remise à la mode par Elon Musk et Jeff Bezos, Bill Gates a dit en 2013 qu’il ne percevait pas en quoi cette activité avait un rapport avec l’amélioration de l’état de l’humanité : « Je suppose que c’est amusant d’envoyer des fusées dans les airs. Mais ce n’est pas domaine dans lequel je mettrai de l’argent. »

 

Conclusion : le primat du software

 

Il y a un fil conducteur évident dans la carrière de Bill Gates : la réussite. Mais nous en voyons aussi un deuxième : la conviction selon laquelle c’est le software qui doit primer, en informatique comme en anthropologie.