Patrick Koller, CEO de Faurecia depuis le 1er juillet 2016, m’explique sa vision de l’organisation du futur et insiste sur le rôle parfois oublié de la gouvernance : le facteur gouvernance tend à être confondu avec celui de l’organisation, alors qu’il est en réalité un facteur distinct et mesurable en tant que tel. L’ouverture future des organisations est selon lui commandée par le facteur gouvernance. Faurecia construit actuellement cette ouverture en s’appuyant sur trois éléments : le caractère de communauté apprenante de l’entreprise ; le rôle des traducteurs organisationnels ; la traçabilité digitale de la gouvernance.

Nous sommes le 15 juin 2017, 2 rue Hennape à Nanterre. Je connais bien cette adresse car Presans collabore avec Faurecia depuis 2012, tant sur des questions stratégiques liées à des choix technologiques, que sur des questions organisationnelles. Cependant, ce jour-là est un peu spécial car je me rends au dernier étage du building pour un échange passionnant avec Patrick Koller, CEO de Faurecia depuis juillet 2016. Nous nous sommes rencontrés quelques semaines auparavant alors que je donnais une conférence sur le futur des organisations pour le top management de l’entreprise. Lors de cette conférence, Patrick m’a interpelé en me faisant remarquer que j’avais parlé principalement des aspects organisationnels, et pas du tout des questions de gouvernance. Il fallait que j’en sache plus sur ce qu’il voulait dire par là.

Écouter le propos de Patrick Koller signifie suivre les étapes d’une confrontation franche et passionnante avec les réalités du management de haut niveau.

La question qui fournit l’objet de sa réflexion est la suivante : Quelles sont les clés pour diriger efficacement un groupe de plus de 100 000 collaborateurs tel que Faurecia ?

Sa réponse prend la forme d’un retour aux fondamentaux de l’entreprise. Je la présente ici sous une forme résumée, augmentée de quelques réflexions qui me sont propres.

L’histoire des grands groupes est typiquement caractérisée par la longue prépondérance d’un modèle unique d’organisation. L’évolution actuelle des groupes industriels, au gré des expansions, des apparitions de métiers nouveaux et des écosystèmes de startups rend inévitable la prolifération de modèles d’organisations variés. Vouloir ramener cette multiplicité à un modèle unique serait économiquement absurde : les groupes doivent donc s’habituer à l’idée d’une cohabitation entre différentes sortes d’organisations.

Cette coexistence fait cependant aussi apparaître des problèmes absents de la configuration antérieure où un seul modèle dominait — des problèmes dont l’explication n’a rien d’évident.

Au fond, ce qui compte pour l’entreprise n’est pas du tout le type d’organisation, mais bien son efficacité et son efficience. Dès lors que les organisations s’imposent dans leur diversité aux entreprises, celles-ci ont besoin d’identifier des leviers de progression autres que le changement organisationnel.

Ces leviers sont au nombre de trois.

Premier levier : la dimension communautaire de l’entreprise.

Les métiers de l’entreprise changent de plus en plus vite. La seule permanence qui émerge est celle des valeurs, à commencer par celle de l’apprentissage, de la learning agility. C’est ce qui explique un changement important en cours vers l’entreprise-communauté. Dans l’entreprise communautaire, ce qui compte est le partage de valeurs, de façons d’être et de faire. Le fait d’avoir des positions communes sur un certain nombre de sujets devient essentiel. L’entreprise de demain devra prendre conscience de son rôle politique, lié au fait qu’elle aura à gérer des communautés.

Les valeurs sont essentielles parce qu’elles seules permettent la rapidité d’action dans un monde très décentralisé. Seules les valeurs permettent de travailler ensemble et de se faire confiance. Les entreprises qui comprendront ces changements sauront s’adapter plus rapidement que les autres.

Parmi les valeurs, l’autonomie est amenée à jouer un rôle de plus en plus crucial, notamment au sein de la nouvelle génération qui a pris l’habitude de constamment donner des notes (ratingpeer assessment) aux activités. L’évaluation des individus ne se fera plus seulement par le responsable hiérarchique mais aussi par les pairs. L’appartenance à la communauté reposera sur l’exercice d’un 360° permanent.

Dernier aspect de cette dimension communautaire : l’insertion des entreprises dans des écosystèmes d’acteurs économiques. Aujourd’hui plus personne n’est capable de tout faire tout seul. Cela implique d’être capable de changer de culture selon le contexte, les startups ne fonctionnant par exemple pas comme les grandes entreprises.

Je retrouve dans l’idée de communauté de Patrick Koller le principe des missions aspirationnelles (que l’on appelle massive transformative purpose dans la Silicon Valley), l’une des caractéristiques majeures des organisations ouvertes.

Second levier : les traducteurs organisationnels

Chaque organisation possède un mode de fonctionnement informel spécifique, qui affecte constamment l’exécution d’une instruction donnée au niveau du groupe. La diversité des organisations ne fait que renforcer cette réalité culturelle. Faurecia anticipe ce facteur en s’appuyant sur une nouvelle fonction : les translators. Leur rôle est d’optimiser la transposition dans la culture locale des instructions issues du niveau groupe. Il s’agit typiquement de personnes ayant fonctionné aussi bien dans l’organisation émettrice que dans l’organisation réceptrice, possédant donc des réseaux dans les deux systèmes.

Troisième levier : ouvrir les organisations à la gouvernance

Le levier le plus fondamental est aussi celui qui a pendant longtemps été le mieux caché : la gouvernance. En effet, tant qu’une entreprise est dominée par un modèle d’organisation unique, la notion de gouvernance tend à se confondre pour tout un chacun avec celle d’organisation.

Comment se définit la notion de gouvernance ? La gouvernance est la façon dont se prennent des décisions, la façon dont s’exécutent les décisions, et la façon dont sont évalués les résultats liés aux décisions qui ont été prises.

La gouvernance peut être mesurée et cartographiée.

La gouvernance est une chose tout à fait distincte de l’organisation : c’est un cas concret qui a permis d’en prendre conscience au sein de Faurecia.

Soit une région d’activité du groupe dans laquelle les performances sont moins bonnes que dans les autres régions. L’organisation est la même. Les clients sont les mêmes, les produits sont les mêmes. Première hypothèse : le problème vient des gens. La conséquence de cette analyse a été une fréquence trop élevée de changement dans le management, favorisant l’attentisme des équipes. Un remède pire que le mal.

La cause réelle du problème se situait davantage dans un taux atypique d’utilisation des compétences, induisant une répartition de la charge de travail trop déséquilibrée. La focalisation excessive sur l’organigramme formel peut ainsi cacher la réalité informelle de la répartition effective des tâches : une dimension qui relève précisément de la gouvernance.

Dès lors que la gouvernance au sein d’une organisation est interrompue par un unique arbitrage local informel de conflit entre priorités, cela engendre d’autres arbitrages en chaîne, causant le retard, ou la défaillance, ou le bâclage du produit final.

Le souci de bonne gouvernance peut conduire à un fonctionnement en mode projet. À ce sujet, je note que mes propres réflexions ont tendance à se focaliser sur l’idée d’une généralisation du mode projet et par conséquent d’un fonctionnement des entreprises en mode anti-organisation. Il ne faudrait cependant pas oublier qu’une telle décision signe typiquement l’échec coûteux d’une organisation, car un workflow de projet va engendrer des inefficiences, là où une fonction sera conçue pour optimiser le taux d’utilisation des ressources humaines. Cet entretien avec Faurecia m’a permis de mettre en perspective la question du mode projet — qui reste incontournable dès lors que le but visé relève de l’innovation de rupture.

Ce qui peut changer la donne de la gouvernance est la simulation et la traçabilité digitale des processus, telle qu’elle peut déjà s’observer dans le domaine du purchase-to-pay. Le suivi automatisé des statuts de transactions pourrait en théorie être étendu à d’autres domaines au sein de l’entreprise. Dans cette perspective, les intégrateurs industriels globaux sont probablement les entreprises qui devront les premières prendre le temps de comprendre comment fonctionne réellement la gouvernance.

 

Cet article a été initialement publié, sous une forme plus condensée, sur le site de 
Harvard Business Review France; il est basé sur un entretien réalisé le 15 juin 2017 
avec Patrick Koller, CEO de Faurecia, que je remercie une nouvelle fois pour le temps 
qu'il m'a accordé.