L’un des trois grands trends identifiés par Albert Meige et Jacques Schmitt dans Innovation Intelligence est l’accélération globale du volume des connaissances accumulées.

Ces connaissances ne sont pas des connaissances purement théoriques, sans effet sur le monde : au contraire elles constituent le facteur clé dans sa transformation technologique.

La Singularité technologique se définit comme le passage à la verticale de la courbe des performances technologiques sur des dimensions cruciales telles que l’intelligence et l’espérance de vie.

Il y a trois manières d’être accélérationiste, c’est-à-dire d’envisager favorablement la possibilité que la transformation technologique en cours passe par une Singularité à plus ou moins brève échéance :

  • L’accélérationisme idéologique
  • L’accélérationisme apocalyptique
  • L’accélérationisme ouvert

1. Accélérationisme idéologique

L’accélérationisme idéologique fait de la Singularité une question politique et une forme de progressisme : le sujet humain doit ici choisir collectivement la forme de vie rendue possible par la Singularité technologique.

Une idéologie peut se définir comme une doctrine destinée à mobiliser une alliance de partisans en vue d’obtenir des résultats dans le cadre d’une lutte politique. Une idéologie possède typiquement une capacité forte à interpréter le désaccord avec son contenu comme une preuve de sa vérité : ceux qui ne sont pas d’accord étant alors catégorisés comme des ennemis.

Le sujet de l’action politique progressiste se situe sur un spectre comprenant une gauche et une droite. En adoptant une idéologie, ce sujet adopte aussi une conception du sens de l’histoire. Il se détourne des formes condamnées par ce sens, et embrasse les formes qu’il légitime.

Dans le cas de l’accélérationisme, ces formes relèvent typiquement de l’utopie. Une utopie propre à une idéologie donnée est typiquement la dystopie d’une idéologie rivale.

L’accélérationisme idéologique de gauche se conçoit dans la continuité historique d’un projet d’émancipation égalitaire de l’humanité. Il peut notamment se fonder sur l’idée qu’une transformation de l’infrastructure productive conduit toujours à une transformation de l’infrastructure socio-politique. Une telle approche invite dans un premier temps à relire l’histoire de l’humanité en expliquant les étapes et les formes de la domination de l’homme par l’homme par des facteurs techno-économiques.

Au-delà d’une telle explication, l’accélérationisme de gauche établit sa radicalité idéologique dans une recherche inlassable et foisonnante de formes d’oppression cachées, et de nouvelles formes correspondantes de solidarité contre l’oppression.

L’accélérationisme idéologique de droite quant à lui voit dans le processus techno-marchand capitaliste un ordre émergent insurpassable. Il rêve de nouvelles souverainetés soustraites aux transferts sociaux par la mer, par les protections qu’offriraient des villes nouvelles, voire par l’espace. Quelque part au milieu de ce spectre idéologique, la figure anarchique de l’individu souverain se détache.

2. Accélérationisme apocalyptique

Une apocalypse est, étymologiquement, une fin de monde et une révélation. L’accélérationisme apocalyptique, ou inconditionnel, considère que le sujet humain n’est pas capable de juger ou de maîtriser la Singularité.

Il interprète la verticalité de la courbe technologique comme une transcendance matérialisée, comme un infini en acte. Le sujet humain de l’action politique ne joue par construction aucun rôle dans cette conception très spéculative, voire prophétique de la transformation technologique. Le sens de l’histoire ne guide plus l’action politique : il l’abolit entièrement.

Non seulement la Singularité dépasse tous les calculs du sujet humain politique, il dépasse aussi le sujet humain anthropologique. Les structures humaines héritées du passé perdent toute pertinence dans cette approche, de même que la notion d’identité. Le préfixe trans- contenu dans le mot « transformation » prend ici son intensité maximale et explosive, en quête d’une expérience toujours plus étrange, froide et indicible.

3. Accélérationisme ouvert

La notion de société ouverte est bâtie, à tort ou à raison, en opposition à la notion d’idéologie. Elle ne s’oppose pas à la conservation de bases anthropologiques fondamentales.

Pourquoi une société s’ouvre-t-elle? N’est-ce pas justement pour pouvoir accélérer?

Dans cette hypothèse, l’accélération résulte d’une ouverture, et d’une ouverture organisée. De même, les organisations ouvertes en cours d’émergence puisent dans les ressources anthropologiques d’une société ouverte. Elles ne disposent en effet pas du temps nécessaire à la construction d’utopies spéculatives.

La fenêtre temporelle correspondant aux révolutions de la Singularité sera selon toute vraisemblance très courte au regard des rythmes normaux des changements sociaux et politiques. Des changements massifs dans les modes d’organisation du travail et de la vie des individus vont se produire dans l’espace d’une ou deux décennies. Dans ces conditions, les sociétés vont faire face à la Singularité telles qu’elles sont. Elles n’ont pas le temps de se réinventer, de tester de nouveaux compromis institutionnels, voire de nouvelles philosophies — elles doivent se débrouiller avec ce qu’elles ont.