La première révolution industrielle a vu naître le concept d’entreprise – celle que l’on connait aujourd’hui[1]. La synthèse créative de la troisième révolution industrielle est en train d’accoucher d’une nouvelle forme d’entreprise. D’une nouvelle forme d’organisation. Je parle d’organisations ouvertes. Dans cet article, j’introduis 3 caractéristiques de ces organisations ouvertes.

La semaine dernière, alors que j’étais à Oslo en visite chez un client, le réceptionniste de l’hôtel m’a demandé si je souhaitais devenir membre du Club Carlson. Non merci, me suis-je entendu répondre. « Mais monsieur, c’est gratuit et en plus j’upgrade votre chambre gratuitement ». Je m’avoue vaincu et j’accepte de devenir membre du Club Carlson, simplement pour avoir une meilleure vue depuis ma chambre. Mais il y plus. Le réceptionniste m’explique que la prochaine fois qu’il me faudra réserver une chambre, si je le fais directement sur le site du Club Carlson, eh bien grâce à ce sésame, je pourrai être systématiquement upgradé gratuitement ! Tiens donc ! Pourquoi une telle faveur ?

Le Club Carlson est en fait un kit de survie. Un kit de survie contre quoi me demanderez-vous ? Un kit de survie contre booking.com. Booking.com a 20 ans cette année ! Mais honnêtement, est-ce que vous connaissiez cette plateforme il y a 10 ans ? Non bien sûr. Mais aujourd’hui, je suis sûr que la majorité d’entre vous utilise booking.com pour réserver ses chambres d’hôtel. Booking est devenu un hub incontournable. Que s’est-il passé ? Au début de l’histoire les hôtels et les chaînes d’hôtels se sont frottés les mains car Booking était synonyme de nouvelles sources de business. D’un coup, tout devient possible. N’importe quel touriste australien peut découvrir une petite chambre d’hôtes perdue au fin fond du Jura. Mais ça, c’était le début de l’histoire. Maintenant que Booking est devenu un hub, tout hôtel se doit d’être sur Booking pour exister, et doit payer pour cela. Et comme tous les hôtels sont désormais sur Booking, plus l’hôtel souhaite être visible, plus il lui faut payer cher[2]. Booking a capturé la relation client qui était autrefois détenue par les hôtels, et au passage, Booking a capturé une grande partie des marges qui allaient avec. Le Club Carlson est une tentative de récupérer cette relation client par les hôtels.

L’exemple de booking.com illustre parfaitement la stratégie dite de plateforme qui est systématiquement mise en œuvre par les acteurs du numérique pour disrupter une chaîne de valeur. Le point intéressant est que les stratégies de plateforme ne sont plus réservées aux acteurs du numérique. Nous le verrons plus loin : les stratégies de plateforme sont en fait un des principaux ingrédients d’une nouvelle forme d’entreprise. D’une nouvelle forme d’organisation. Je les appelle organisations ouvertes.

Le Digital comme tendance disruptive.

Comme je l’ai décrit dans mon livre Innovation Intelligence[3] et dans plusieurs articles[4], il existe trois tendances majeures qui changent les règles du jeu pour les entreprises. Le digital est l’une de ces tendances. La digitalisation précipite la reconfiguration des chaînes de valeur traditionnelles. Il y a 15 ans l’industrie de la musique était complètement transformée par un acteur du numérique, Apple. Aujourd’hui, il s’agit du transport, du logement, de la banque, de l’assurance etc. ; des secteurs essentiellement B2C – c’est la première vague. Mais la seconde vague arrive : les mêmes stratégies sont en train de voir le jour dans les secteurs B2B industriels. GE, avec sa plateforme Predix, est en train de déployer la même stratégie qu’Apple avec l’AppStore, mais pour des applications industrielles[5].

Organisation Ouverte : vers une définition

Les organisations ouvertes sont la nouvelle donne des entreprises. Elles sont constituées de trois sous-ensembles. Le premier sous-ensemble comprend les entreprises qui sont apparues dans le monde du numérique depuis 10 ou 15 ans. Ces Google, Facebook etc. sont des entreprises dont le business est digital. Elles ont des organisations et des façons d’opérer qui sont très différentes des entreprises de l’ancien monde. Par exemple, à taille équivalente, elles ont 2 à 3 niveaux hiérarchiques en moins. Vient ensuite le second sous-ensemble qui comprend des entreprises industrielles récentes, organisées comme des entreprises du numérique et qui tirent profit du numérique pour optimiser l’ensemble de leurs opérations (Tesla, Space X, Local Motors etc.). Le business de ces entreprises n’est pas numérique, mais elles fonctionnent comme des entreprises du numérique. Enfin, le troisième sous-ensemble constitué d’entreprise de l’ancien monde qui ont réussi à se transformer, ou bien qui sont en passe de le faire. Nous retrouvons ici des entreprises telles que GE, dont nous avons parlé dans de nombreux articles.

J’aimerais pouvoir proposer une définition précise et définitive de l’organisation ouverte, mais il est encore trop tôt pour cela, aussi la définition que je propose est-elle temporaire : une organisation ouverte est une organisation qui implémente les caractéristiques suivantes[6] : Digital Enabled, Platform Strategy et Talent on Demand. Dans la suite de cet article, je donne quelques éléments sur chacune de ces caractéristiques. J’approfondirai chacune dans des articles à venir… et j’en introduirai d’autres : System & User Oriented, Aspirational Purpose, etc.

Organisation Ouverte : Digital Enabled

Tout ou partie des opérations de l’entreprise est optimisée par le digital : relation client, relations fournisseurs, industrialisation, maintenance etc. L’entreprise n’a pas nécessairement un business numérique, mais grâce à ce dernier elle a des gains de performance significatifs. Le numérique est par exemple une façon pour elle de faire de la maintenance prédictive, ou bien de maximiser l’utilisation d’un actif matériel. Par exemple en Allemagne, on prévoit des gains de productivité en moins de 10 ans de 5 à 8% grâce au manufacturing 4.0 ; ce qui représente des gains qui se chiffrent en centaine de milliards d’euros[7].

Organisation Ouverte : Platform Strategy

Comme illustré par l’exemple de booking.com les entreprises du nouveau monde mettent en œuvre des stratégies de plateforme. A ce stade de mon analyse, je distingue 3 types de plateformes – elles ne sont d’ailleurs pas exclusives car il est possible d’implémenter simultanément une, deux, voire trois de ces types de plateformes :

  • Les plateformes à business model bifaces : ce sont les plateformes qui proposent un business model biface. La première face du business model consiste à proposer (souvent gratuitement) un service à forte valeur ajouté pour, en contrepartie, capter des données. La seconde face du modèle consiste à valoriser ces données. Les exemples les plus connus sont Google et Facebook.
  • Les plateformes offre-demande : ce sont les plateformes qui permettent de mettre de l’ordre dans une chaîne de valeur initialement déstructurée ; dit autrement, les plateformes qui permettent de mettre en relation une offre et une demande latente et d’optimiser l’utilisation d’un actif. Les exemples les plus connus sont Airbnb, Uber etc.
  • Les plateformes infrastructure de développement : ce sont les plateformes qui permettent à certains de développer des applications (et éventuellement à d’autres de les acheter). L’exemple le plus connu est l’AppStore d’Apple. Apple met à disposition de développeurs une infrastructure – un environnement de développement – qui leur permet d’innover à la place d’Apple. Quelques centaines de milliers[8] de développeurs s’appuient sur l’API d’Apple pour tirer profit des données et des devices Apple et ainsi développer quelques millions applications pour tout et n’importe quoi. Apple se rémunère en prenant une commission sur la vente des applications. L’exemple industriel qui est en train d’apparaitre est celui de GE avec Predix, le premier AppStore à vocation industrielle[9].

Organisation Ouverte : Talent on Demand

Le troisième trait caractéristique des organisations ouvertes est la notion de talent à la demande (Talent on Demand). En effet, les entreprises du nouveau monde ont développé la capacité à mobiliser à la demande des talents internes et externes à l’organisation le temps d’un projet. L’exemple de la DARPA est édifiant[10] – mais il y en a beaucoup d’autres. Les entreprises de la nouvelle donne ont mis en place une organisation et des process qui leur permettent de fédérer autour de projets les meilleurs talents, qu’ils soient internes à l’organisation ou bien externe. Cela pose bien sûr des questions contractuelles (gestion de la propriété intellectuelle, du secret etc.), mais surtout des questions d’ordre organisationnel : comment identifier et mobiliser des talents à la demande ? Comment créer de la confiance à la demande ? Comment activer l’intelligence collective à la demande ? Quels sont les nouveaux lieux de cette nouvelle façon de travailler ? Ces entreprises de la nouvelle donne, sans avoir encore toutes les réponses, y réfléchissent sérieusement. En parallèle de cela, le nombre de plateformes permettant de mobiliser des talents à la demande – sur un ensemble de verticales très différentes les unes des autres – a véritablement explosé. Certaines sont devenu des références en la matière : Freelancer, UpWork etc. Mais cela sera l’objet d’un autre article.

Digital : pharmakon des organisations ouvertes

En résumé, je vois le digital comme un pharmakon. C’est-à-dire à la fois le poison qui est à la source des disruptions que les entreprises de l’ancien monde sont en train de subir, et comme le remède qui leur permet de se transformer et s’adapter et ainsi faire partie, demain, des survivants. Ce pharmakon fait apparaitre une nouvelle forme d’entreprise : l’organisation ouverte, et celle-ci se reconnait à un ensemble de caractéristiques, dont les trois suivantes : Digital Enabled, Platform Strategy et Talent on Demand.

 

Cet article a été initialement publié sur le site de Harvard Business Review France.

 

[1]  Avant cela, il y avait des manufactures, du louage de compétences, pas de contrat de travail etc.[2] Booking.com impose aux hôtels les tarifs de chambres les plus bas possible pour satisfaire les clients finaux, et en même temps, Booking impose aux hôtels des commissions plus élevées aux hôtels qui souhaitent être mis en avant. C’est le model des Online Travel Agencies (OTAs).[3] Innovation Intelligence, Absans Publishing (2015).[4] L’innovation ouverte est morte. Vive l’organisation ouverte. Harvard Business Review France (2017).[5] Quand la transition digitale menace l’industrie traditionnelle. Harvard Business Review France (2016).[6] Les autres traits caractéristiques seront introduits dans des articles ultérieurs. Par ailleurs chacun de ces traits fera l’objet d’articles détaillés.[7] Industry 4.0 : The Future of Productivity and Growth in Manufacturing Industries, BCG (2015)[8] Quora[9] Vincent Champain, bâtisseur de plateformes, open-your-innovation.com (2017):[10] Special-forces innovation : how DARPA attacks problems, HBR (2013)