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En bref : 
> Aurélien Bellanger est l'auteur de trois romans : La Théorie de l'information (2012), L'Aménagement du territoire (2014), et Le Grand Paris (2017). 
> Il a également publié en 2010 un essai sur Michel Houellebecq : Houellebecq écrivain romantique. 
> Aurélien Bellanger interviendra lors du Raout Presans 2017 pour débattre avec Albert Asséraf du thème de l'intelligence artificielle et de la ville intelligente.
L’extension du domaine de l’intelligence” engendrée par le développement de l’intelligence artificielle suscite-t-elle en vous un sentiment de liberté, de “soumission lucide”, ou de conquête?

Sur un horizon de plusieurs siècles, le moteur principal de la modernité est la dialectique entre la liberté et la nécessité. Le protestantisme est un bon exemple de cette dialectique dans le domaine de la religion. Chaque fois que cette dialectique se met en place, nous attribuons un pouvoir absolu à une entité extérieure à l’homme. Du même coup nous diminuons en proportion la liberté de l’homme. Par un effet de rétroaction bizarre, ce qui se produit invariablement à la suite de ce type de redistribution du pouvoir, et que des gens comme Max Weber ont bien montré, c’est que de nouvelles forces sont libérées en l’homme. À chaque fois qu’on développe un naturalisme, un physicalisme strict, cela nous a rendus plus puissants. C’est quelque chose qui s’est toujours avéré.

L’entité qui émergerait actuellement est l’intelligence artificielle. C’est un grand défi pour tout le monde, et notamment pour moi en tant que romancier — je n’exclus pas que d’ici cinq ans des machines écrivent de meilleurs romans que moi. Mais je pense que nous surmonterons ce défi, parce qu’il n’y a pas de différence fondamentale entre ce nouveau système de nécessité et les précédents, qui ont tous été cassés d’une façon ou d’une autre.

L’actualité de l’intelligence artificielle m’intéresse. Sans être un spécialiste du sujet, il semble que ce vers quoi nous nous orientons n’est pas une intelligence artificielle terminale de type Skynet. La tendance dominante va plutôt vers une multiplicité de couples problème-solution, qui ne déboucheraient pas sur un unique outil inter-opérationnel et universel.

L’arrivée de l’intelligence artificielle augmente un petit peu la faune et la flore du monde. Nous sommes une intelligence parmi d’autres dans un écosystème de plus en plus dense. Mais je ne crois pas à la fin de l’histoire humaine. L’outil universel de résolution de problèmes, c’est le fantasme du terme ultime, du dernier coup joué par l’homme, de la fin de tout. Il n’y a jamais eu une fois où ça a marché, donc je ne vois pas pourquoi cela marcherait plus cette fois-ci.

Le développement de l’intelligence artificielle soulève des enjeux monstrueux, mais chez moi c’est l’émerveillement qui prime.

Que vous inspire l’idée d’une augmentation de l’homme par les machines intelligentes?

Je pense que la vraie technologie de rupture a plusieurs centaines de milliers d’années : c’est l’outil. La deuxième grosse technologie de rupture, c’est l’écriture. Toutes nos ruptures technologiques contemporaines on un impact faible sur le cerveau humain — cela ne les empêche pas d’avoir un impact fort sur l’environnement.

Nous avons maintenant un recul suffisant sur les milléniaux et autres digital natives : ils ne sont pas devenus incroyablement stupides, ils ont appris assez bien à se débrouiller dans un flux d’information assez dense.

Que pensez-vous de la recommandation faite récemment par des éthiciens allemands de ne pas laisser les algorithmes de futurs véhicules autonomes distinguer entre catégories de vies humaines?

aurelien-bellangerC’est une question que je me suis posé alors que j’étais encore enfant : qu’est-ce qui est le pire, entre la mort d’un enfant et la mort d’un vieillard? Bizarrement, aujourd’hui le consensus voudrait que ce soit la mort de l’enfant qui soit le pire résultat. Mais à l’âge de cinq ou six ans, ma réponse était plus classique : l’enfant n’a rien vécu, il est riche de promesses, mais le vieillard a une historicité telle que c’est lui qu’il faudrait sauver. Entre-temps, j’ai changé d’opinion. Mais cela m’amuse de remarquer que je voyais les choses ainsi quand j’étais enfant. Cela m’amène à penser qu’il n’y a, en fait, pas de réponse unique.

Les machines vont-elles elles-mêmes fabriquer de la discrimination? Dans ce cas, quelles seront les données à partir desquelles elles opèreront cette discrimination? Si nous leur donnons des données factuelles sur l’état de la planète, elles vont évidemment exterminer les enfants, parce que la pression démographique fait que c’est beaucoup plus rationnel de tuer des enfants que des vieillards. Après, si l’intelligence artificielle est configurée pour respecter la morale traditionnelle, encore faut-il déterminer de quelle morale traditionnelle on parle. La nôtre dit qu’il faut sauver l’enfant. La sagesse africaine dit plutôt que quand un vieillard meurt, c’est une bibliothèque qui brûle. Donc c’est compliqué.

Dans les systèmes humains, il y a souvent des exceptions qui sont tolérées et qui sont rendues possibles par le fait que nos jugements peuvent tenir compte du contexte. Qu’en sera-t-il pour les systèmes basés sur l’intelligence artificielle?

À peine les trois lois de la robotique sont-elles formulées dans le film basé sur l’œuvre d’Asimov I, Robot que leur contournement est mis en scène. C’est une façon assez géniale de montrer que toute règle requiert une interprétation pour être appliquée, y compris des règles d’allure solide, conçues dans un esprit kantien, comme celles d’Asimov.

Ce qui me paraît intéressant, c’est de prendre en compte la notion d’acceptabilité sociale. Le nombre de morts stupides que nous tolérons est monstrueusement élevé, le fait qu’il y ait un mort lié à une Tesla en mode automatique l’année dernière a cristallisé beaucoup d’angoisses. Nous sommes impitoyables avec les machines lorsqu’elles ne garantissent pas l’objectif de zéro morts. La killer application du véhicule autonome, c’est aussi d’arrêter de tuer 500 000 personnes par an, mais bizarrement, nous ne voyons que les quelques cas problématiques.

Pour revenir à la question d’un algorithme qui discriminerait entre catégories de vie : nous serions très troublés si un véhicule autonome préférait écraser une femme avec un landau, plutôt qu’un vieillard avec un déambulateur. En revanche, sous sommes largement indifférents aux béances monstrueuses, et extrêmement létales de notre propre système de sécurité routière. Nous acceptons par exemple comme normal de ne pas faire passer des tests de perception systématiques tous les dix ans.

Quels traits retenez-vous pour tracer un type idéal de la ville intelligente?

C’est une vaste question que je relie dans mon livre (Le Grand Paris) à une sorte de généalogie empirique de l’urbanisme. L’empirisme, c’est une approche qui consiste à aller mesurer des flux sur le terrain, par exemple dans une gare, avec des compteurs analogiques pour mesurer le nombre de personnes qui passent. Aujourd’hui, on a de meilleures techniques pour produire des données, mais à la base, c’est ça : extraire des flux, puis re-fabriquer la ville un peu en l’améliorant.

Ce qui se faisait à une époque dans l’industrie, par exemple chez Dassault Systèmes, c’était de représenter les pièces d’une machine en couleur, pour montrer en rouge les endroits où se concentrent les risques, et en vert les endroits où ça va. Nous aurions alors, dans le cas de la ville intelligente, une image de la ville, l’environnement connu aurait été complètement déconstruit, ne laissant que des endroits rouges et des endroits verts. Cela peut prendre la forme d’une carte des embouteillages. Plus globalement, il s’agit de savoir où il faut injecter de l’infrastructure, pour qu’à terme la ville entière se colorise en vert, ou en tout cas pour qu’elle ne soit plus sur le point de rompre.

Ce qui est intéressant dans cette première incarnation de la ville intelligente, c’est qu’il s’agit d’une vision méta qui ne dit pas du tout ce qu’il faut faire, qui se contente de localiser empiriquement les risques de rupture. Cela peut donner des choses assez typiques du vingtième siècle, dans le genre caricature industrialiste de la ville intelligente. Les choix en matière d’infrastructures lourdes nous engagent pendant des décennies. Or pendant ce temps, la technologie évolue. Nous parlions du véhicule autonome : sa généralisation ne risque-t-elle pas de rendre largement obsolète les infrastructures développées pour étendre le métro parisien? Cela dit, les projets d’Elon Musk parviennent bien à combiner véhicules autonomes et système de tunnels…

La ville intelligente du XXIème siècle serait davantage axée sur les micro-optimisations que sur les infrastructures massives. Il faut mettre bout à bout un ensemble de petites améliorations, qui peuvent paraître insignifiantes si nous les considérons en isolation. Je venais à pied à cet entretien, et je me disais par exemple que le bruit du démontage d’un échafaudage pourrait être réduit si on inventait un échafaudage qui tiendrait par des clips de serrage. Au lieu d’un vaste plan anti-bruit, allons chercher les sources concrètes de bruit.

Mon type idéal de la ville intelligente serait l’équivalent de ce qu’a fait Apple dans son domaine : une amélioration de l’expérience de l’utilisateur dans une foule d’applications. Le contre-modèle de la ville intelligente serait pour moi la borne intelligente, que nous connaissons tous. Toutes les villes ont déployé des bornes intelligentes, à grands frais, comme autant de totems modernistes que presque personne n’utilise, et qui ont à peu près tous fini de la même manière : éteints.

La vraie innovation, le vrai génie de la ville intelligente, c’est plutôt le smartphone.

Qui sont vos héros?

Je n’ai jamais réfléchi à la question… [pause]. J’ai une passion coupable pour Jeff Koons, dont je suis extrêmement admiratif. Il est possible de ne pas aimer Jeff Koons, il est possible de ne pas aimer le monde moderne, mais il n’est pas possible d’aimer l’un sans l’autre en fait. C’est un héros en raison d’un micro-détail. Il faut savoir que les artistes subissent une rivalité très dure de la part du monde industriel. La rupture a lieu au moment de l’impressionnisme. C’est à ce moment que l’art décroche : les plus beaux objets ne sont plus les objets artistiques. Comment remonter la pente? Il me semble que Jeff Koons a remonté la pente. Il est capable de faire des artéfacts artistiques qui sont, en termes de qualité de production, au niveau des objets industriels. Ce n’est évidemment pas quelque chose qui arrive par hasard. Il y a deux cent personnes qui travaillent dans son atelier pour produire des objets aussi beaux que les objets industriels. C’est par ce travail que l’art ne déchoit pas. Des fibules mérovingiennes aux assiettes en faïence du dix-huitième siècle, l’artiste fait les objets les plus beaux, l’art est vraiment le décor ultime des sociétés qui avancent. C’est ce qui se retourne avec le monde industriel… Jeff Koons est héroïque parce qu’il sauve l’honneur de l’art.

Dernière question : quelle question aimeriez-vous poser à Albert Asséraf?

JCDecaux est une entreprise qui a inventé son propre media. C’est rarissime. Elle a perçu que la ville entière pouvait être le media du futur, elle a compris que les objets du mobilier urbain pouvaient jouer un rôle symbiotique au sein de la ville moderne. Je me sens assez proche de cette conception de la ville comme objet technologique terminal, comme véritable écran. Cela me fascine. Ma question sera la suivante : est-ce que l’écran géant de la ville n’est pas en train d’être aspiré par l’écran du smartphone?

Je suis aussi sensible à l’idée d’un équilibre entre le déploiement d’objets d’un côté, et la nudité de l’expérience brute du béton et du bitume de l’autre. La culture urbaine se renouvelle constamment en se ré-appropriant l’espace urbain. On le voit aujourd’hui avec la question des communs. Peut-être pourrons-nous évoquer cela aussi.