2033. Imaginez que nous sommes en 2033. Vous y êtes ? 2033, ce n’est pas ça ! Allez, je vous file un coup de main. En 2033, on n’aura toujours pas d’hoverboard, ni de voiture volante. En revanche, en 2033, de plus en plus de restaurants utiliseront l’impression 3D pour imprimer de la bouffe !?! En 2033 les voitures autonomes seront partout. En 2033, 80% des actes médicaux seront automatisés. En 2033, 50% des plus grandes entreprises que nous connaissons aujourd’hui auront disparues. Ca y est ? Vous y êtes ?

Rajoutons quelques éléments. Nous sommes le 15 mai 2033. Il est 10h27. La jeune femme que vous voyez ici, c’est Maya ; c’est une vraie personne. Elle aura 26 ans dans quelques semaines vient de se réveiller. Elle a travaillé tard hier soir. En fait, en 2033, on ne parle plus de travail depuis longtemps. On parle de transfert. On transfère du temps de compétences. Maya consulte l’écran de son iPhone – oui parce qu’on aura toujours des iPhone. 37 emails. 17 SMS (je sais ce que vous vous dites… en 2033, y’aura plus de SMS – en fait ils sont revenus avec leur petit coté vintage). 3 demandes de transfert.

En 2033, les transferts, ça se passe sur Linkedin. Linkedin est devenu la plateforme de référence qui gère quasiment l’ensemble du marché de l’emploi au niveau mondial.

3 demandes de transfert Linkedin s’affichaient donc sur l’écran de l’iPhone de Maya.

La première demande de transfert vient d’Airbus qui a besoin d’elle pour animer un workshop l’après-midi même. Notons, qu’Airbus, malgré les attaques successives de nombreuses startups telles que SpaceX, Thrust Me et Google pour ne citer que les plus connues, est toujours dans le paysage. Maya glisse son doigt sur l’écran tactile et fait suivre la demande de transfert à sa sœur jumelle Iseline.

La seconde demande de transfert émane d’une jeune femme Saharawi pour un projet d’entrepreneuriat  social. Le peuple Saharawi, qui après de nombreuses années est finalement devenu un pays indépendant, a encore tout à construire, en particulier pour l’exploitation de ses ressources. Maya adore s’investir bénévolement dans ce genre de projet. Elle accepte le transfert de compétences. Slide to accept transfer.

La troisième demande de transfert vient de la startup iLand qui vient de lever une coquette une somme de Bitcoins – depuis presque 8 ans, tout le monde utilise le Bitcoin. La startup a besoin de compétences en marketing stratégique. Maya a traité avec succès un sujet similaire il y a moins de 6 mois, c’est parfait. La mission durera 15 jours et elle sera rémunérée 25 Bitcoins. Slide to accept transfer.

Après le Slide to accept transfer, la plateforme numérique gère tout : le contrat de prestation est automatiquement établi. Le compte en banque de Maya est crédité automatiquement. Maya peut se concentrer sur la livraison de son savoir et de son savoir-faire. Expérience utilisateur simple. Sans complexité apparente. Sans bureaucratie apparente, ni pour Maya, ni pour son client. On ne travaille plus. On transfère.

Pourquoi est-ce que je vous raconte cette histoire ? La raison est toute simple. En 2008, 2 ans après avoir terminé mon PhD, alors que j’étais chercheur ici, à l’Ecole Polytechnique, j’ai fondé une startup : une plateforme web qui permet de mobiliser des experts à la demande. Ca ma conduit à me passionner pour l’évolution du monde de travail et de l’entreprise. En septembre 2013, j’étais à Cargèse, en Corse, pour un gros workshop avec des gros cerveaux de Dauphine et de l’Ecole des Mines. On parlait de l’origine de la notion d’entreprise, et là, en short et en tongs, j’ai eu un déclic complètement contre-intuitif : ce qui nous attends, et que je viens d’illustrer avec mon histoire, ressemble étrangement à un retour à l’ère préindustrielle.

Alors, tout d’abord, pourquoi je pense que nous nous dirigeons vers ce concept de transfert ? C’est tout simple, il suffit de prolonger 3 tendances de fond que l’on peut identifier aujourd’hui, en 2016.

La première tendance, vous la connaissez mieux que moi, c’est les Slashers. Y’a des vieux parmi vous ? Je veux dire des gens de plus de 30 ans ? Les Slashers, c’est les autres. Aujourd’hui, en 2016, on ne transfère pas encore, en revanche, on slash. On reste moins d’un an au sein de la même entreprise. On a plusieurs cordes à son arc. On se marquette comme un produit. Et y’a pas que le travail dans la vie. On veut faire des trucs qu’on aime. Ca c’est les Slashers.

La seconde tendance, vient des réseaux sociaux professionnels. Je dis réseaux sociaux pour ne pas dire Linkedin. Ses développements et ses acquisitions récentes montrent la direction : être capable de connaître de mieux en mieux ses membres et les entreprises afin de bientôt disposer d’une intelligence artificielle capable de matcher à la demande des besoins d’entreprise et des talents.

La troisième tendance concerne les entreprises. Je ai décrit cette tendance dans un livre que j’ai publié l’année dernière. Les entreprises doivent faire face à une accélération sans précédent. Et la question que se posent toutes les entreprises, toutes: comment avoir l’agilité d’une startup tout en ayant plusieurs dizaines, voire centaines de milliers de collaborateurs? Vous imaginez le paradoxe ? En réponse, on est en train de voir apparaître une nouvelle forme d’entreprise. Une entreprise dynamique et ouverte. Dynamique car dans un environnement en évolution de plus en plus rapide, l’entreprise qui survit est reconfigurable – elle se transforme en temps réel.  Ouverte par rapport aux talents qui la compose. L’entreprise de demain est orientée projet. Des projets qui fédèrent des talents internes et des talents externes recrutés, le temps du projet. Tout se passe comme si l’organisation était composée d’un ensemble protéiforme de startups.

Il suffit de prolonger de 15 ans ces trois tendances convergentes visibles en 2016, pour arriver aux transferts en 2033.

En 2033, on ne travaille plus. On transfère.

Albert Meige - TED PolytechniqueAlors là, vous vous dites sans doute « ça fait 8 minutes qu’il nous parle de ses transferts, et on a toujours pas la moindre idée de ce que c’est ». Eh bien, vous allez être extrêmement surpris… parce qu’en en gros, c’est la même chose que ce que l’on fait déjà aujourd’hui en 2016 lors d’un recrutement. On cherche un job ou on est chassé. On envoie son CV. On fait des lettres de motivation. On se fait faire des lettres de recommandation. On est sélectionné. On signe un contrat. On est payé. On cotise pour la santé, pour le chômage, la retraite. On part ou on est viré. Et par là au milieu, on fait le boulot.

La différence fondamentale avec les transferts, c’est que toute cette partie administrative, qui est aujourd’hui sous-optimale, se passe en ligne et surtout elle est devenue quasi-invisible pour l’entreprise et l’individu qui ont juste à se concentrer sur l’échange – le transfert de compétence – le vrai boulot quoi.

Ce qu’il se passe, c’est que bientôt les réseaux sociaux professionnels seront capables de matcher à la demande besoin d’entreprise et individus, de façon fiable et robuste. Ensuite, ils leur « suffira » de mettre en place l’infrastructure qui permet de contractualiser et de payer à la demande, et on y sera. Ils rajouterons aussi tout un tas d’options pour cotiser pour le chômage, la retraite, la santé et ainsi remplacer un système à bout de souffle. Alors bien sûr il y aura de nombreuses réticences (comme quand la géolocalisation est apparu), mais ce sera vite oublié, car tellement plus simple. Le monde du travail en entreprise va complétement changer. Le droit du travail va changer. De plus en plus dérèglementé. En fait, ce système se régule tout seul, grâce aux recommandations réciproques en ligne. T’es motivé, tu produis, alors tu grimpes dans le ranking. Si au contraire, t’es inefficace, tu dégringoles et tu sors du système. C’est Uber, mais pour les métiers de l’entreprise.

Retour au 19ème siècle, version digitale. C’est Germinal et le Carnet d’Ouvrier,  ambiance Steam Punk !

Et comme digital est synonyme d’ultra-concentration, tout cela ne sera sans doute géré que par un seul acteur. Linkedin étant aujourd’hui le mieux positionné. C’est le moment d’acheter des actions Linkedin si vous n’en avez pas encore – surtout que le cours vient de dégringoler.

En 2033, nos trois tendances ont convergées, et du coup, on ne travaille plus, on transfère. On a inventé des entreprises infiniment plus agiles et plus robustes. Ces entreprises sont composées en grandes parties de Slashers, recrutés à la demande à travers des plateformes numériques. Ces Slashers sont heureux car ils se sont complétement réappropriés leur temps et leur vie – par rapport aux générations précédentes. Ils se vendent aux plus offrants. Ils ne font que des trucs qui les intéressent. Tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles.

D’autant mieux qu’en 2033, y’a globalement plus de chômage, et comme c’est le BCG qui le dit, ça doit être vrai.

Bon, naturellement comme dans toute révolution, certains vont rester sur le carreau. La majorité des études nous disent que les salaires les plus élevés vont croitre plus de 10 fois plus vite que les salaires les plus faibles dans les 15 prochaines années. Aucun des scénarios actuels ne prend en compte les effets non-linéaires et les ruptures que le numérique va apporter quant à l’organisation du travail. Donc les inégalités vont continuer de se creuser. Tout sera loin d’être rose. Mais bon, ce n’est pas très important. C’est Darwin en fait.

Aujourd’hui, en 2016, mes deux filles, Maya et Iseline sont deux petites filles de 8 ans et demi – je vous avais dit que c’était des vraies personnes. Elles ne transfèrent pas encore, mais soyons sûr que le travail de demain sera très différent de ce qu’il est aujourd’hui. Elles ne travailleront pas, elles transféreront et elles seront heureuses.

Enfin, elles seront heureuses si elles se retrouvent dans les 10% pour qui la révolution sera positive ? Il va se passer quoi si elle faisait en fait partie des 90% restants ? De l’immense majorité ? Est-ce que c’est cela que je souhaite pour mes enfants ? Est-ce que c’est cela que vous souhaitez pour vos enfants ? Un monde du travail qui sera vraiment top pour 10% de la population active. Un monde dans lequel les 90% restants seront des commodités interchangeables et pour qui  la compétition sera féroce. C’est ça le monde que l’on veut ? Un monde dans lequel innovation et rupture n’ont pas été synonymes de progrès humain ?

Merci.

 

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Ce post est une retranscription de mon talk TEDx Polytechnique donné le 24 Février 2016. Il parle de ce à quoi ressemblera le travail en 2030.